Entretien avec Grégoire DUPONT-TINGAUD. Influence : la nécessaire mobilisation des parties prenantes



La Rédaction


A l’occasion de la nouvelle édition d'INFLUENTIA Grégoire DUPONT-TINGAUD, auteur du chapitre consacré aux parties prenantes comme « milieu, théâtre et enjeux » des stratégies d’influence de l’entreprise, revient sur les principes méthodologiques de l’influence. L’auteur est avant tout un praticien. Passé par Saint-Cyr, officier de réserve, auditeur de l’IHEDN et diplômé du Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines (DRMCC) de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, il a été responsable Intelligence économique d’une grande collectivité locale française et est aujourd’hui directeur associé d’un cabinet spécialisé en stratégie et communication d’influence.



Vous avez contribué à l’ouvrage INFLUENTIA par un chapitre sur les parties prenantes. Pourquoi ce sujet vous paraît-il important dans le cadre des stratégies d’influence ?

La notion de « partie prenante » épouse et accompagne assez précisément l’évolution du capitalisme américain puis global, des lendemains de la crise de 1929 à l’actuelle phase de mondialisation. Elle correspond à l’adaptation des organisations à un monde plus « liquide » (Zygmunt Bauman) où, comme l’avait déjà repéré Michel Foucault, les sociétés se structurent en micro-pouvoirs producteurs de discours qui entretiennent un « rapport de forces » permanent avec les anciens lieux de pouvoir comme l’Etat, mais aussi toutes les formes d’organisation – dont les entreprises.

La révolution numérique n’a fait qu’accélérer ce processus de fragmentation, d’« horizontalisation », avec l’avènement du réseau, et plus particulièrement de l’entreprise en réseau(x). L’écosystème de celle-ci n’est plus seulement constitué de clients, de fournisseurs et de collaborateurs, mais d’une série d’acteurs à l’influence croissante sur son positionnement voire sa stratégie. Ces nouveaux acteurs sont constitués des actionnaires et financiers, bien sûr, mais aussi des décideurs publics en raison de leur pouvoir réglementaire et normatif, puis de tous ceux qui « jugent et jaugent l’entreprise », à savoir principalement les faiseurs et relais d’opinion (Opinion Makers) - journalistes, experts, bloggeurs, universitaires, think tanks, associations (ONG)…   

Ce « monde connexionniste » décrit par Boltanski et Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme conduit à l’autonomisation des acteurs qui rend indispensable l’instauration, à tous les niveaux, de relations de confiance en lieu et place - ou au moins en complément - des vieilles hiérarchies. C’est tout l’objet des stratégies d’influence : produire de nouvelles relations de confiance alors que les acteurs, surinformés, sont devenus plus critiques, plus sceptiques, moins enclins à l’acceptation des discours officiels.
 
Comment pratiquer concrètement l’influence dans un tel contexte ?

Produire de la confiance nécessite de disposer d’une identité forte, créatrice de sens et de repères dans le monde plus chaotique qui est désormais le nôtre. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les armées aient compris très tôt la valeur ajoutée de l’influence, avec des auteurs comme David Galula, Charles Lacheroy, Roger Trinquier, Jean Nemo ou encore Jacques Hogard, redécouverts récemment dans le cadre des conflits asymétriques et des stratégies indirectes qu’ils imposent. Viser « le cœur et les esprits » de la population, pour assécher le potentiel d’appui aux forces adverses, consiste bien à pratiquer l’influence en direction des principales parties prenantes d’un conflit de nature révolutionnaire. Cet « art de la persuasion » en milieu hostile ne peut qu’intéresser les dirigeants confrontés à la réalité de l’exacerbation du jeu concurrentiel - la « guerre économique » théorisée par Christian Harbulot.

Pour éviter impasses et contre-sens, les praticiens s’en tiendront utilement à l’étymologie, et à une méthodologie robuste, issue de l’expérience. Etymologiquement, le latin influere recouvre une notion de nature physique (« couler dans », en parlant de l’affluent d’un fleuve par exemple) mais Cicéron, dès le 1er siècle avant J.C., lui donne aussi le sens de « s’insinuer dans ». François-Bernard Huyghe est sans doute le chercheur qui a le mieux saisi cette double acception, à la fois physique, technique, et intellectuelle, symbolique. Dès 2005, dans Comprendre le pouvoir stratégique des médias (Eyrolles), il estime qu’« une véritable stratégie d’influence combine un rayonnement, une rhétorique capable plus que de persuader, de faire partager un point de vue, et enfin, un certain rapport influent/influencé qui passe souvent par l’établissement d’alliances et de réseaux ».

En termes méthodologiques, pratiquer l’influence revient ainsi fondamentalement à réhabiliter la bonne vieille rhétorique, cet art de « l'action du discours sur les esprits ». Mais l’influence ne se contente pas de l’émotion (pathos), omniprésente dans la communication classique. Elle mobilise et réaffirme également l’importance de la capacité de raisonnement (logos). Et plus encore la dimension personnelle de l’émetteur, son style, ses valeurs, son caractère, son identité propre – bref, son ethos. Cette dimension « éthique » bien comprise est au cœur de la démarche d'influence.
 
L’influence n’est-elle pas elle-même influencée par le « système médiatique » dans lequel elle se déploie ?

Bien sûr, d’autant plus qu’elle n’est jamais univoque, puisqu’elle repose sur un rapport de nature dialectique entre influenceur et influencé. Et si les vecteurs ne sont que des outils, la technologie n’est pas neutre : elle influence à la fois les méthodes de diffusion mais également les conditions de perception des différentes cibles. Pour François-Bernard Huyghe, le fonctionnement de l'influence suppose la réunion de plusieurs facteurs. Il faut que l'influencé éprouve quelque chose à l'égard de la source, de l'émetteur d'influence : admiration, désir d'imitation ou de conformité, quête de confiance. Or l'influence fonctionne forcément par des signes ou des messages destinés à être reçus. C'est pourquoi elle obéit à la règle des « 4 M » chère à Régis Debray et aux médiologues. À savoir un bon « message », séduisant, persuasif, jouant tout à la fois de l'émotion, de la raison et des valeurs admises par l'interlocuteur. Un bon « média », chargé de véhiculer ce message vers sa cible. Un « milieu », car la démarche d'influence doit répondre aux critères culturels, aux attentes psychologiques de la personne ou du groupe ciblé. La « médiation » enfin : l'influence est d'autant plus efficace qu'elle est indirecte et s'exerce à travers des relais d'opinion, des réseaux, et une participation de l'environnement de celui auquel on s'adresse. D’où l’importance des parties prenantes, qui agissent comme autant de filtres et de relais - comme « en cascade » - en direction de leurs propres réseaux.

Par ailleurs, le contexte d’« infobésité » oblige à un effort supplémentaire pour capter l’attention, puis l’intérêt du public-cible dans la durée. L’organisation communicante devra donc suivre une « ligne de crête » pour être tout à la fois audible et crédible, transgressive et reconnue, en n’hésitant pas, pour valoriser ses facteurs différenciants, à jouer pleinement de la « dissonance cognitive », c’est-à-dire de l’aptitude de chaque partie à entendre et intégrer un message éventuellement discordant par rapport à ses représentations habituelles, mais répondant à un besoin préalablement indicible. Si l’ethos de l’entreprise est le pilier d’une telle démarche, les discours qui en découlent véhiculeront une double valeur : le nomos qui donne forme et le mythos qui fait sens. C’est finalement la capacité à assurer cette jonction qui assure à l’organisation le plus grand écho aux messages qu’elle entend diffuser au sein de son écosystème.

C’est ce qui fait de l’influence davantage qu’un outil d’optimisation de la valeur d’une organisation : le vecteur d’une réhabilitation de la liberté de penser et d’agir, du « savoir » et du « pouvoir » qui habite, plus ou moins inconsciemment, chaque acteur d’un système. Ainsi que le soulignent Alain Juillet et Bruno Racouchot dans la Revue internationale d’intelligence économique (2012/1, vol. 4), « en nous permettant de retrouver notre propre manière d’être-au-monde, l’influence apparaît comme une méthode d’éveil aux réalités du monde, qui engendre un questionnement incessant consubstantiel à l’essence de la liberté humaine ».

La Rédaction