Leadership et management : les méthodes éprouvées par l’armée sont-elles transposables aux entreprises?



La Rédaction


L’armée est, dans l’imaginaire collectif, le symbole même d’une organisation hiérarchique strictement pyramidale. Entre obéissance aux ordres et exigence de discipline, la notion de management pourrait sembler très éloignée de son acception générale dans le monde civil. Pourtant, loin de ces idées reçues, les écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan dispensent depuis plusieurs années des formations en management et leadership pour entrepreneurs de haut niveau. Tirées de l’expérience miliaire en matière de gestion des hommes dans les situations les plus extrêmes, et transposées aux spécificités de l’entreprise, ces formations sont très prisées, car elles constituent une réponse adaptée aux difficultés rencontrées par les managers du monde moderne. Explications avec Cyril Barth, directeur de la Fondation Saint-Cyr.




Quelle est la définition ou la conception militaire du management ?

Le commandement militaire repose sur l’esprit de corps. Au-delà de l’esprit d’équipe, il se caractérise notamment par l’engagement personnel au service de la réussite collective, la solidarité entre les membres d’une même unité d’appartenance et la fierté de servir (1).

Pour pouvoir susciter et entretenir cet esprit de corps, les élèves-officiers en formation initiale apprennent d’abord les rudiments de la tactique. Ils analysent des situations données et définissent les objectifs à atteindre pour garantir la victoire. Ils traduisent leurs réflexions en ordres, et fédèrent les énergies pour que l’effort de chacun contribue au succès. Ils recherchent systématiquement les conditions du dépassement de soi qui permettront, au final, d’atteindre les objectifs fixés et seront le ciment de la fierté d’une réussite commune.

Pour porter de beaux fruits, cet enseignement nécessite une solide culture générale, et une articulation équilibrée entre enseignement théorique et expérience pratique. Les jeunes officiers devront exercer les responsabilités de chef à l’entrainement, pour être efficaces dès la fin de leur formation. Les décisions qu’ils prendront alors et les ordres qu’ils donneront dès les premières opérations extérieures peuvent être lourds de conséquences. Il est donc indispensable qu’ils soient bien formés à l’art du commandement. 

Quelle différence entre management et commandement ?

Management vient de l’anglais to manage, qui signifie se débrouiller (2) ou encore, gérer, diriger, réussir à faire quelque chose. C’est le résultat qui est mis en avant, la réussite.

Commandement vient du latin Caput, c’est-à-dire la tête. Il signifie prescrire, imposer, mener, diriger (3). C’est l’initiative qui est mise en avant, le cap à suivre.

Les deux expressions ont pour finalité la conduite d’une opération ; elles ne sont pas différentes dans l’esprit, mais se complètent. Il est systématiquement nécessaire de mobiliser des compétences individuelles, de les conjuguer et de les ordonner à la réussite. Dans le premier cas, c’est le consensus qui est mis en exergue et qui met les gens en mouvement alors que dans le second cas c’est la volonté d’un chef. Dans les deux cas, la réussite sera conditionnée par  l’adhésion des individus, et donc par une forme subtile de l’exercice de l’autorité. Dans les armées, elle est érigée en principe : tout le monde le comprend, car l’exercice du métier des armes nécessite parfois que, pour les intérêts supérieurs de l’Etat, la violence légale soit exercée. Pour y parvenir, il faut certes donner un ordre. Mais cet ordre sera d’autant mieux exécuté, dans la lettre et dans l’esprit, qu’il sera compris et accepté librement, sans contrainte. 

Peut-on apprendre le leadership ? (être chef, inné ou acquis ?)

Il y a certainement une part d’inné, mais pas seulement : comment expliquer sinon que des personnes charismatiques faillissent dans l’exercice du pouvoir ?

Le leadership est une alchimie délicate, un équilibre entre écoute active et affirmation d’une volonté. Il est rare de pouvoir changer le caractère d’une personne, mais il est possible de modeler sa façon d’agir avec des techniques et méthodes qui lui permettront de développer ou d’améliorer son leadership.

Parmi les saint-cyriens, peu sont des leaders innés en arrivant aux Ecoles. C’est la formation qu’ils vont recevoir qui les rendra capables, au terme de leur scolarité, de conduire les hommes et les femmes qui leur sont confiés.


Sur quoi reposent les méthodes militaires d’enseignement du management ?

Elles reposent essentiellement sur la maturation des connaissances académiques, militaires et humaines. La pédagogie alterne les enseignements théoriques avec des mises en œuvre pratiques, sur le terrain.
 
Le développement des compétences de commandement s’articule autour de 3 axes : Tout d’abord, l’apprentissage d’une méthodologie pour structurer la réflexion et l’esprit du chef. Prenant le contrepoint de la précipitation naturelle, l’analyse, gage de réussite, doit précéder l’action. Elle permet de comprendre un problème, d’identifier différentes solutions possibles, de déterminer l’objectif à atteindre et les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Elle aboutit inéluctablement à une prise de décision, murie en fonction d’impératifs, de contraintes ou de rapports de forces identifiés. La décision peut être le fruit d’un consensus, ou bien d’une confrontation de différentes options ou encore celui de l’intuition et de l’expérience. Elle implique un devoir, celui d’en assumer les risques potentiels. La communication est la suite logique de la réflexion. Une fois la décision prise, le chef doit expliquer l’action aux membres de l’équipe, en donnant à chacun un cadre d’exécution, un périmètre, un timing et des responsabilités. Tant que possible en léger retrait, le chef pilote, contrôle et prépare les opérations futures afin d’orienter la suite du travail présent. Plus encore en cas de crise, l’exercice des responsabilités nécessite de la hauteur de vue, afin d’assurer la coordination et le pilotage des différentes cellules engagées. Le comportement se place en complément des outils méthodologiques, pour soutenir les décisions prises et mieux les accompagner : la posture personnelle contribue à renforcer ou infléchir le message. C’est une clé essentielle du leadership. L’empathie structure les rapports humains, fortifie la stature du meneur d’homme et in fine permet l’instauration de la confiance. Emprunte d’humilité et d’engagement personnel, elle structure les rapports entre les hommes, au service d’un même objectif. Elle dessine les contours d’une volonté de faire grandir les collaborateurs autour de l’excellence d’un résultat obtenu en commun.  L’éthique, enfin, favorise le discernement, c’est-à-dire le juste rapport entre le bien et le mal, ce qu’il faut faire ou ne pas faire. L’acquisition d’une force de caractère robuste permet de structurer le sens des responsabilités dans les situations difficiles. Elle s’initie par le développement du courage qu’il soit moral, intellectuel ou physique. Il s’agit de veiller à l’application des principes et des règlements en toutes circonstances, tout en favorisant la créativité et l’engagement, surtout lorsque le brouillard obscurcit l’esprit. Elle se fortifie ensuite par l’apprentissage de la volonté, c’est-à-dire l’entrainement à dire et à formuler un « je veux… » audible et compréhensible par tous. Vouloir réussir requiert un engagement personnel fort, une résistance au doute, la maitrise de ses émotions et le maintien du cap fixé, malgré les difficultés. Elle se concrétise enfin par la pugnacité, c’est-à-dire à la mise en œuvre du courage et de la volonté en toutes circonstances, malgré les difficultés.

Ces méthodes sont-elles transposables ? Tout est-il transposable ?

Tout n’est pas transposable, notamment les finalités du métier qui impliquent les enjeux de vie et de mort. Mais les principes qui structurent le commandement, c’est-à-dire les éléments de méthode, de comportement et de forces de caractère sont directement transposables.

Deux points me semblent néanmoins devoir être soulignés : Tout d’abord, le prix du temps : une armée qui gagne est une armée qui s’entraine, régulièrement. Le travail régulier des savoir-faire et l’entrainement des compétences, enrichi de l’expérience acquise sur les théâtres d’opérations, est un préalable nécessaire à la victoire. Les armées s’entrainent beaucoup plus que les entreprises. Le prix de cet entrainement est conséquent, mais il se traduit par une économie conséquente en vies humaines sur le terrain, en plus des succès rencontrés. C’est une différence qui est difficilement transposable. Dans un contexte économique où la croissance faiblit, où la concurrence fait sans cesse reculer les prix et diminuer les marges, conserver ce temps nécessaire à la formation devient une gageure. L’armée est l’une des seules organisations au monde où l’exercice des responsabilités jusqu’aux plus hautes fonctions est le fruit de la seule promotion interne. Le chef d’Etat-Major est entré dans le métier au plus jeune âge et a obligatoirement assumé les responsabilités de lieutenant, puis de capitaine, puis de colonel etc… C’est la seule organisation dont le système de formation initiale et continue structure comme une colonne vertébrale tous les étages de la hiérarchie : la méthode de réflexion et la structuration des ordres est la même, quel que soit le niveau de responsabilités. Seule la profondeur des contenus diffèrent. C’est ce qui en fait la richesse, et la force, mais cela me semble compliqué à transposer.

Quelle est la nature des échanges civils/militaires sur ce sujet ?

Saint-Cyr Formation Continue (SCYFCO), dispense des modules de formation au profit des entreprises et des grandes écoles depuis 2011, dans 5 domaines principaux : leadership & management : acquérir une méthode d’analyse et des outils décisionnels, susciter l’adhésion, faire face aux difficultés ; esprit d’équipe & performance collective : susciter l’engagement, dynamiser son équipe ; gestion de crises & des conflits : comprendre et analyser, décider avec méthode, adapter son attitude, réagir efficacement et relancer ses équipes ; gestion de projets : se connaître, communiquer, comprendre et analyser, savoir s’adapter et réagir efficacement ; connaissance du monde militaire : décrypter les marchés, comprendre les enjeux, expérimenter les besoins des utilisateurs.  
Les formations dispensées par SCYFCO s’organisent autour de mises en situation pratiques de groupe, en extérieur. Elles sont organisées pour permettre d’atteindre un objectif collectivement, en un temps donné. La conduite des opérations est systématiquement confiée à une personne différente permettant ainsi à chacun d’expérimenter les responsabilités de chef. Une fois l’exercice réalisé, chaque étape de la réalisation est décortiquée pour en tirer des enseignements concrets et transposables.

Les formateurs sont d’anciens officiers des armées : ils encadrent les groupes et favorisent l’analyse des enseignements et leur transposition. S’appuyant sur l’enseignement militaire et leur expérience de commandement sur des théâtres extérieurs, ils mettent en exergue les forces et les faiblesses de chacun. A la lumière des pratiques et méthodes éprouvées par l’armée, les participants apprennent à susciter l’adhésion, s’entrainent à l’exercice du leadership et développent leur propre style de commandement/management.

Ces formations sont un temps d’échange privilégié entre des opérationnels des forces armées ayant rejoints le secteur privé et des étudiants ou cadres d’entreprise.


Avez-vous déjà un retour d’expérience des écoles ou des entreprises sur ces formations ?

A la fin de chaque formation, nous demandons aux participants de réfléchir et de laisser mûrir les méthodes et concepts que nous leur avons inculqués avant de les appliquer. Une de nos participantes a récemment écrit un article, publié dans The Economist, deux mois après la formation suivie dans le cadre du MBA de HEC dans lequel elle dit :
« Dans un premier temps, il est difficile d’appréhender le rapport entre l’armée et une entreprise ou une grande école. Mais pour beaucoup, c’est la première fois qu’ils doivent mener une action sous pression. Même si les conditions sont simulées, les aspects personnels ne le sont pas. Les leaders sont responsables de l’atteinte de l’objectif (…). Manager avec succès une équipe demande davantage que les connaissances que nous apprenons sur les bancs de l’école. Cela requiert des capacités de réflexion, de motivation des équipes, d’instauration du respect, de délégation et d’adaptation au caractère de chacun. (…) » (4).

De nombreux participants nous indiquent que leur environnement de travail a changé après être passé chez nous, et cela notamment grâce à la formation reçue. Plusieurs nous disent vouloir revenir pour un second niveau de formation. Enfin, nous avons très peu de commandes uniques : les entreprises nous renouvellent très souvent leur confiance, en nous envoyant de nouveaux collaborateurs à former.

Y a-t-il une faiblesse ou une lacune spécifique des entreprises que cette formation vient combler ?

Je ne sais pas si l’on doit parler de faiblesse ou de lacune, car ce serait faire des généralités. Certaines entreprises sont extrêmement bien gérées, d’autres le sont moins. Nous connaissons les mêmes travers dans les armées. Les entreprises nous font confiance car elles nous reconnaissent la capacité à savoir former et entrainer des chefs qui sauront prendre des décisions et diriger des hommes dans des situations extrêmement complexes et dégradées. 


(1) Esprit de corps, traditions et identité dans l’armée de terre, général Bernard Thorette, 2003
(2) In Collins English French Electronic Dictionary © HarperCollins Publishers 2005
(3) In Littré
(4) Traduit de l’anglais
 

Le lieutenant-colonel Barth est directeur de la Fondation Saint-Cyr
www.f-sc.org
www.scyfco.fr

La Rédaction