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Revue de Management et de Stratégie
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Pourquoi l'accessibilité totale peut être un risque pour la culture




Michel Leroy


Accéder aux œuvres numériques sur n’importe quel support, par quelque biais possible, pour un coût moindre voire inexistant, c’est possible. Mais est-ce souhaitable ?



(Licence Creative Commons)
(Licence Creative Commons)
Oh ! combien de marins, combien de capitaines (…), combien de patrons morts avec leurs équipages ! (1)

Si ce siècle devait être résumé en un mot, peut-être retiendrions-nous celui de « dématérialisation ». « Dématérialiser », « numériser », ou encore « digitaliser », voilà des mots dont nous avions peine à nous figurer le sens avant l’avènement de l’Internet. Privée de sa matière physique – mais non de son contenu – l’offre culturelle, en particulier, a largement gagné en visibilité au cours des vingt dernières années.
Mais le prix à payer a été lourd de conséquences pour certaines industries. Premiers touchés – par le caractère divertissant et immédiat des produits proposés – les secteurs de la musique et du cinéma ont fait les frais d’une certaine frilosité à entrer dans l’ère numérique. Leurs difficultés d’adaptation devant des habitudes de consommation nouvelles (piratage, achat en ligne), l’irruption de concurrents géants (Amazon, Google, Apple…) proposant des prix défiant toute concurrence, mais aussi l’émergence de revendications d’un genre nouveau de la part des consommateurs (l’accès gratuit aux œuvres, pour tous, partout) : pour beaucoup d’acteurs, la saine – mais par trop immobiliste – volonté de protection des écosystèmes des industries culturelles a eu raison de leur existence même. Pour toute une frange de cette économie – disquaires, loueurs de DVD… –, la sanction a été sans appel : une disparition du métier pure et simple pour les uns, la dématérialisation totale de leur activité pour les autres (VOD).

Eviter la déflagration du marché

Frappée beaucoup plus tardivement par le phénomène du numérique – notamment par manque de développement de terminaux adaptés pendant des années – l’industrie du livre a eu davantage de latitude pour se préparer au changement. Elle est en passe de mettre à mal la phrase d’Aragon qui affirme que « l’expérience n’est pas transmissible, seul le dogmatisme l’est ». Forts des précédents de leurs homologues dans la musique, les éditeurs entendent conserver un contrôle – indispensable à la préservation de la chaîne de valeur du marché – sur la fixation des prix. Arnaud Nourry, PDG de Hachette Livre, explique « (…) nous avons été les premiers à nous lancer dans le numérique avec Sony et la Fnac, sur la base précisément d'un contrat d'agent : celui-ci permet à l'éditeur de fixer le prix de vente, et le détaillant se rémunère grâce à une commission. Aux Etats-Unis, tous les éditeurs, y compris Hachette, avaient en revanche adopté les conditions normales du marché du livre dans ce pays, la vente en gros au distributeur : c'est ce dernier qui choisit alors le prix. […] Ces conditions ont certes permis aux ventes de croître rapidement, avec une bonne rentabilité pour les éditeurs. Mais elles comportaient de gros risques. Les libraires, menacés dans leur existence, ont commencé à s'aligner sur des ventes à perte. Nous étions partis pour une véritable déflagration du marché. »(2)

En souhaitant éviter cette déflagration, Arnaud Nourry n’entend pas seulement protéger l’écosystème existant, mais également celui à venir. Car laisser des mastodontes tels Amazon, Google ou Apple – dont l’édition n’est ni le métier, ni le cœur de marché – prendre le monopole sur l’industrie culturelle, c’est prendre le risque qu’elle soit réduite à peau de chagrin demain, ne laissant qu’une place mineure à la diversité – à la culture elle-même – pour privilégier celle du profit. Dans un tout autre secteur, l’agroalimentaire, la réflexion n’est pas différente : « La question n'est (…) pas de savoir s'il faut ou non faire du profit : un dirigeant qui oublierait qu'un niveau de profit satisfaisant est le premier critère de succès et de durabilité conduirait l'entreprise à sa perte. La question est de savoir comment on construit son profit dans la durée et comment on l'investit en tenant compte des contraintes et des intérêts de ses différentes parties prenantes. En un mot, comment on gère les équilibres complexes et les inévitables contradictions entre efficacité et protection, court terme et long terme, intérêts individuels et bien-être collectif... »(3), déclare Franck Riboud, PDG de Danone.

La carte précède le territoire (4)

Jean Baudrillard a mis en exergue la, désormais habituelle, disparition du réel au profit du simulacre. Ici, le simulacre, c’est de croire à la possibilité que l’Internet permette l’accessibilité totale, ou en contrepartie d’un prix dérisoire, à la culture numérique, quelle qu’elle soit, tout en préservant la chaîne de valeur et la création. Pour les géants diffuseurs, l’exhaustivité des catalogues vaut plus que leur contenu intrinsèque. Et ainsi la carte précède le territoire. « En réalité, la grande révolution, ce n'est pas le numérique. C'est Internet. Avec la Toile, le lecteur revient au centre du débat. Les Amazon, Google l'ont bien compris : ils cherchent à récupérer la relation avec le lecteur pour capter la valeur. (…) Pour nous, la priorité est que nos contenus soient reconnus à leur juste valeur et proposés à des prix qui permettent la pérennité du financement de la création. C'est fondamental, mais pas toujours facile à faire comprendre. » (5) résume Alain Kouck, PDG d’Editis.

Le simulacre, c’est également de penser que le marché numérique peut faire l’économie de protections en termes de copies ou de partages des œuvres : car là où un livre physique peut être prêté à quelques personnes tout au plus, un livre numérique peut-être cédé à plusieurs millions d’individus. Le procédé a d’ailleurs déjà fait ses preuves pour la musique et le cinéma. Et Antoine Gallimard d’entériner : « La révolution numérique est une révolution technologique fondée sur la rapidité avec laquelle nous pouvons nous procurer du contenu. (…)Le danger n’est pas le numérique : comme je l’ai dit précédemment, l’édition numérique est une opportunité. Le vrai danger c’est la gratuité. » (6)

Certes, les prix des livres numériques sont encore, pour certains, trop élevés. Mais il faut tenir compte d’une période nécessaire d’ajustement du marché, qui prend du temps et demande donc de la patience. Et la patience, c’est précisément ce que l’ère de l’Internet dans ce qu’elle contient d’immédiateté, nous a volé.


(1) Oceano nox, Victor Hugo
(2) Arnaud Nourry (Hachette Livre) : « Nous avons créé un écosystème vertueux sur le marché du livre », Les Echos, 08/10/12 http://www.lesechos.fr/08/10/2012/lesechos.fr/0202310259853_arnaud-nourry--hachette-livre-----nous-avons-cree-un-ecosysteme-vertueux-sur-le-marche-du-livre-.htm
(3) La crise impose de repenser le rôle de l’entreprise, par Franck Riboud, Le Monde, 02.03.2009 http://www.lemonde.fr/idees/article/2009/03/02/la-crise-impose-de-repenser-le-role-de-l-entreprise-par-franck-riboud_1162147_3232.html
(4) Simulacres et Simulation, Jean Baudrillard
(5) Alain Kouck (Editis) : « Le développement du numérique est lourd d’enjeux sur le plan économique », Les Echos, 18/05/11 http://www.lesechos.fr/18/05/2011/lesechos.fr/0201380329800_alain-kouck--editis------le-developpement-du-numerique-est-lourd-d-enjeux-sur-le-plan-economique--.htm
(6) Gallimard : « Le danger ce n’est pas le numérique, c’est la gratuité », ebouquin.fr, 30/03/11 http://www.ebouquin.fr/2011/03/30/gallimard-le-danger-ce-nest-pas-le-numerique-cest-la-gratuite/


Michel Leroy




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