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Revue de Management et de Stratégie
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La saga Tereos : histoire et stratégie d’une coopérative agricole devenue n° 3 mondial




Jean Lacaille


Dans un ouvrage paru il y a une dizaine d’années, Serge Blanchard, ancien vice-président du Boston Consulting Group, déplorait que les Français connaissent mieux les noms de leurs clubs de football que ceux des entreprises qui portent haut les couleurs de la France dans l’arène de la mondialisation (1). Ainsi, rares sont nos compatriotes qui ont entendu parler de Tereos. Dommage, car cette coopérative agricole originaire du nord de la France est devenue, en moins de deux décennies, le troisième groupe sucrier mondial, présent dans 18 pays et 4 continents ! La saga inspirante d’un « champion français des territoires » dont voici les ressorts.



L’histoire de Tereos commence en 1932, lorsque quelques agriculteurs de l’Aisne se regroupent pour créer la distillerie coopérative d’Origny, destinée à mettre en commun les outils nécessaires à la transformation de leur propre production de betteraves… Malgré les premiers mouvements de croissance, l’entreprise – et la coopérative, puisque c’en est une - conserve son caractère purement local jusqu’à ce que, dans les années 1990, son internationalisation se profile. Alors que certains y voient une menace, les coopérateurs de ce qui deviendra Tereos choisissent d’y voir une opportunité et un défi à relever. Une vision stratégique de long terme est depuis lors mise en œuvre avec audace, persévérance et méthode.
 

Croissance et développement

Plutôt que de se laisser enfermer dans une position défensive, les dirigeants successifs de la coopérative passent résolument à l’offensive. Après le rapprochement bien mené avec des sucreries ou coopératives voisines en France, pour donner naissance au n° 1 français du sucre, un saut d’échelle est réalisé au début des années 2000. Conscient des règles qui prévaudront dans un marché mondial très compétitif, Tereos se lance à l’international, et fait ses premiers pas au Brésil, premier marché sucrier mondial, pour atteindre une taille critique et peser à l’échelle mondiale. En effet, comme l’écrit l’analyste en stratégie d’entreprise Serge Blanchard, “le terrain de jeu de la mondialisation n’admet qu’un nombre limité d’acteurs : les poids lourds, les géants mondiaux”. Troisième groupe sucrier mondial, n° 1 en France et n° 2 au Brésil, Tereos est devenu l’un de ceux-ci. Depuis, Tereos a poursuivi son développement international, renforçant sa présence en Europe et en Asie notamment.
 

Agilité et réactivité

Toutefois, dans un secteur soumis à une recomposition accélérée, la seule taille n’est pas suffisante pour tirer son épingle du jeu. Pour caractériser l’environnement dans lequel évoluent les entreprises contemporaines, les experts en stratégie recourent volontiers à l’acronyme VICA pour “volatile, incertain, complexe et ambigu”. De fait, plus encore que d’autres secteurs économiques, celui du sucre a été confronté à une multitude de changements de toutes natures - économiques, réglementaires, géopolitiques, technologiques, climatiques - qui exigent des acteurs historiques une grande faculté d’adaptation. Alors que, dans un monde stable, la taille suffisait peu ou prou à garantir une certaine pérennité, il faut désormais impérativement y ajouter réactivité et flexibilité.
Les dirigeants de Tereos en sont bien conscients. C’est pourquoi, parallèlement au processus de croissance initié depuis les années 1990, ils ont veillé à doter le groupe de structures simplifiées et modernisées, gages d’agilité. Cette quête permanente d’excellence opérationnelle, sur toute la chaîne de valeur, de l’amont agricole à la logistique export en passant par l’efficience industrielle, se poursuit aujourd’hui : elle fait partie des axes stratégiques du nouveau programme Ambitions 2022, qui prépare l’avenir en mettant notamment un accent particulier sur la transformation digitale comme levier de performance.
 

Internationalisation des implantations

Pour tirer parti de l’émergence d’un marché mondial et compenser la décroissance de la consommation en Europe, Tereos a fait le choix ambitieux de ne pas seulement miser sur l’exportation du sucre produit en France et en Europe mais de s’implanter directement sur les marchés émergents. Tereos dispose ainsi de 8 sites industriels au Brésil, 6 en Afrique, 3 en Asie. Ses produits et services sont vendus dans plus de 130 pays. Cette politique répond à une mutation de long terme du marché. “Nous constatons un changement des habitudes alimentaires : dans certains marchés comme l’Europe, la consommation de sucre décroît. En revanche, la demande est en croissance en Afrique et en Asie : accompagner cette internationalisation de notre clientèle est un enjeu majeur pour l’avenir. Tereos réalise déjà 30 % de son chiffre d’affaires dans les pays émergents. La capacité à se projeter à l’international sera déterminante pour les années à venir”, explique Alexis Duval, Président du Directoire du Groupe (2).
Cette internationalisation ne s’exerce-t-elle pas, comme le redoutaient initialement certains coopérateurs, aux dépens des producteurs de la filière betteravière française ? L’année 2018, marquée par une forte chute des cours mondiaux et, en Europe, par l’abandon des quotas, démontre le contraire. Le choix de l’internationalisation a renforcé la résilience du Groupe et de l’ensemble de ses membres, et lui a permis d’absorber l’onde de choc d’une crise historique. Tereos n’a procédé à aucune fermeture de site industriel en France pendant cette crise, contrairement à ses concurrents hexagonaux (3). Enfin, preuve que Tereos croit dans l’avenir des producteurs français, le Groupe poursuit ses investissements dans l’outil industriel en France. Depuis 10 ans, ce sont ainsi plus de 1,3 milliard d’euros qui ont été investis dans les usines françaises. L’objectif : les rendre encore plus performantes, afin de pérenniser leur fonctionnement, au service des débouchés agricoles. En 2018, Tereos a ainsi inauguré, près de Cambrai, un nouveau centre logistique dédié au grand export de sucre. Relié aux ports de Dunkerque et d’Anvers par voie fluviale, il permettra de mettre le monde à portée des producteurs français (4). Autre axe essentiel pour l’avenir : la transition énergétique, avec plusieurs investissements lourds pour réduire la consommation et les émissions des usines.
 

Diversification de l’activité

Dans un marché inévitablement sujet à de fortes variations du cours des matières premières et du prix des produits finis, Tereos a également veillé à diversifier les services et produits qu’il propose à ses clients, afin de réduire son exposition à la volatilité du marché du sucre. Près de 60% du chiffre d‘affaires du Groupe sont ainsi générés en-dehors du sucre à proprement parler, notamment par les alcools et l’éthanol, les amidons et les différents produits qui en sont dérivés, la nutrition animale ou les protéines végétales.
Or, parmi ces productions complémentaires à l’activité sucrière, certaines sont appelées à connaître un fort développement. Ainsi, la demande d’amidons bénéficie du remplacement progressif des emballages en plastique par les emballages en papier et carton et de la croissance exponentielle de la vente en ligne. Dans l’Union Européenne, 60 % de la consommation d’amidons est désormais liée au e-commerce et 85 % du carton ondulé sert aux emballages d’expédition ! Autre marché en très forte croissance : les protéines végétales utilisées de plus en plus dans l’alimentation humaine, et déjà massivement dans la nutrition animale (notamment dans l’aquaculture depuis l’interdiction de l’utilisation des farines animales). Les experts estiment que, d’ici à 2030, 60 % des poissons consommés pour l’alimentation humaine seront fournis par l’aquaculture.
 

Innovation en co-création

Cette attention portée aux marchés émergents et aux nouvelles attentes des consommateurs se traduit par un effort permanent d’innovation portant aussi bien sur les produits que sur les modes de production. Tereos compte ainsi plusieurs centres de R&D répartis sur tous les continents de façon à répondre aux besoins spécifiques de chaque zone, aussi bien d’un point de vue agronomique que du point de vue des produits et des « recettes ». Cette volonté de proximité résulte de la claire conscience que, contrairement à une idée reçue, la mondialisation ne rime pas avec uniformisation. Diriger un groupe mondial, c’est prendre conscience que les façons de travailler, de produire et consommer restent d’une extraordinaire diversité à la surface de la planète.
Pour réussir à l’international, il faut ainsi être à l’écoute des autres, s’adapter à leurs demandes et considérer le client comme un véritable partenaire, co-créateur de nouveaux produits et procédés adaptés à ses besoins et goûts propres. Le laboratoire ouvert à l’automne 2018 par Tereos à Singapour en est l’illustration. “Les chercheurs du Groupe y développent de nouvelles solutions avec leurs clients d’Asie-Pacifique pour des applications nutritionnelles très demandées par les consommateurs locaux”, explique Anne Wagner, Directrice R&D de Tereos (5).
 

Croissance durable et RSE

Devenir un acteur mondial ne va pas sans l’acceptation de responsabilités particulières, encore renforcées par le fait que l’activité de Tereos touche à des enjeux particulièrement sensibles tels que l’alimentation, la préservation de l’environnement et de la biodiversité, l’énergie et le climat. Conscient de l’importance de ces questions, Tereos s’engage depuis plusieurs années. Classé “or” par la plateforme indépendante d’évaluation RSE EcoVadis, le Groupe fait partie des 5 % des entreprises les mieux notées (6). Ici encore, l’exemple de Tereos est inspirant car les actions innovantes mises en œuvre démontrent combien la prise en compte des enjeux environnementaux et sociétaux relève de la bonne gestion et accroît la performance économique.
Un exemple : au Brésil, au Mozambique et à La Réunion, où Tereos transforme la canne à sucre, ses usines sont autosuffisantes en énergie grâce à l’électricité verte produite à partir de la bagasse, le résidu fibreux de la canne broyée. Un procédé si efficace qu’un excédent d’électricité est même injecté dans le réseau public. À La Réunion, 12 % de la consommation électrique annuelle de l’île est produite par ce procédé, tandis qu’au Brésil, Tereos fournit au réseau public l’équivalent de la consommation annuelle d’une ville de près de 1,3 million d’habitants !
 

Enracinement et retombées territoriales

En cherchant ainsi à faire converger souci de la terre et des territoires, Tereos met en œuvre la ligne de conduite qui convient pour les acteurs responsables dans la mondialisation : “Penser global et agir local”. Tout en se projetant à l’international, Tereos n’oublie jamais son ancrage local et contribue concrètement au rayonnement et à l’attractivité des régions où l’entreprise est implantée.
Une étude menée en 2018 par un cabinet spécialisé dans la responsabilité sociétale des entreprises a permis de mesurer concrètement l’empreinte locale de Tereos. Pour l’usine Tereos Bucy, dans l’Aisne, l’étude a permis de mesurer que celle-ci générait près de 3 200 emplois indirects dont 51 % localisés dans la région et 38 % dans le département (7). En moyenne sur la France, l’étude montre que 1 emploi dans une usine Tereos soutient directement et indirectement près de 10,5 emplois en région. Cet exemple prend une importante toute particulière à la lumière de l’actualité française de ces derniers mois, marquée par le profond malaise qui s’est emparé de ces territoires.
 

(1) Notre avenir dépend d’eux, par Serge Blanchard, François Bourin Éditeur, avril 2010, 233 p.
(2) “Une stratégie d’avenir”, rapport annuel 2018-2019 de Tereos.
(3) “Quatre sites sucriers doivent fermer en France en 2020”, L’Usine Nouvelle, 12/12/19.
(4) “A Escaudoeuvres, Tereos mise sur l’exportation du sucre français”, L’Usine Nouvelle, 21/11/18.
(5) “Une stratégie d’avenir”, rapport annuel 2018-2019 de Tereos.
(6)  www.ecovadis.com/fr/evaluation-rse
(7)  www.utopies.com/fr