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Revue de Management et de Stratégie
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Rencontre avec Thomas Savare, CEO d’Oberthur Fiduciaire

Partie de cash cash avec les faussaires




La Rédaction


1842. C’est la date à laquelle François-Charles Oberthur, un imprimeur et lithographe d’origine alsacienne, fonde son imprimerie à Rennes. Grâce à l’impression de produits millésimés, l’entreprise acquiert une notoriété telle qu’elle sera retenue douze ans plus tard pour imprimer l’almanach des Postes. Galvanisé par cet élan, François-Charles Oberthur décide alors d’étendre le champ de ses compétences à l’impression de labeur, puis à l’impression fiduciaire (documents de sécurité et billets de banque).

Un siècle et demi plus tard, c’est cette dernière qui constitue le cœur de métier de l’entreprise, naturellement rebaptisée Oberthur Fiduciaire après la cession de son activité cartes à puce, en 2011. Recentrée sur l’impression fiduciaire, l’entreprise travaille désormais pour 70 banques centrales à travers le monde et a acquis un statut de sérieux challenger au fil du temps, jusqu’à se hisser dans le top 3 mondial.

Mais Thomas Savare, nommé Directeur général d’Oberthur Fiduciaire en 2008, le sait mieux que quiconque : le leadership est un capital qui se cultive.



Vous êtes diplômé de Centrale Paris. Qu’est-ce qui amène un ingénieur à faire carrière dans l’impression fiduciaire ?

Thomas Savare : Probablement sa vocation industrielle ! L’Ecole Centrale de Paris a ceci de très particulier qu’elle forme des ingénieurs, tout en leur inculquant une forte culture entrepreneuriale. Il n’est donc pas rare de trouver des Centraliens à des postes de management, plus spécifiquement dans l’industrie au sens large. Je vois deux autres raisons à cela. D’abord, l’impression fiduciaire est un métier qui mêle dimension artisanale et intégration de technologies de pointe. Ensuite, elle un métier gouverné par un défi technique permanent : celui d’avoir plusieurs longueurs d’avance sur les contrefacteurs. L’impression fiduciaire est un métier passionnant pour un ingénieur, à condition qu’il aime le challenge ! 

Thomas Savare, CEO d'Oberthur Fiduciaire (Photo: D.R.)
Thomas Savare, CEO d'Oberthur Fiduciaire (Photo: D.R.)

Le design occupe également une place prépondérante dans le cœur de métier d’Oberthur Fiduciaire. L’impression fiduciaire n’est pourtant pas un métier de créatifs…

Thomas Savare : C’est en tout cas un métier qui demande un sens de l’esthétique très poussé, tout particulièrement en ce qui concerne les billets de banque. Grâce à l’expertise que nous avons développée au fil du temps auprès de banques centrales du monde entier, nous percevons combien la symbolique véhiculée par un billet de banque est importante aux yeux de nos clients. Un billet de banque est un élément constitutif de l’identité d’une nation. Il doit refléter une histoire, une culture, un socle de valeurs communes, et des symboles de fierté nationale tels que d’illustres personnages ou des monuments qui font sens dans l’esprit des citoyens. D’une certaine manière, c’est aussi un instrument de cohésion d’une nation.

Peut-être son usage quotidien en fait-il oublier la richesse. Pour s’en rendre compte, ou simplement s’en rappeler, il suffit d’observer un billet de banque par transparence, à la lumière. On comprend alors ce que le « sens du détail » veut dire ! Et c’est sans compter les éléments invisibles à l’œil nu, destinés à la lutte anti-contrefaçon. Chaque imprimeur a son propre style.

Et le style d’Oberthur Fiduciaire, plus spécifiquement, d’où provient-il ?

Thomas Savare : L’héritage industriel légué par la famille Oberthur n’est pas anodin. L’histoire d’Oberthur est ponctuée d’anecdotes qui témoignent de la réputation de l’entreprise en matière de raffinement et de qualité d’impression. Déjà au XIXème siècle, par exemple, Oberthur éditait l’Almanach des Postes distribué dans les foyers français. Un peu plus tard, l’entreprise éditait le Répertoire des Couleurs pour aider à la détermination des couleurs des fleurs, des feuillages et des fruits. Ce dernier exemple est probablement l’un des savoir-faire les plus emblématiques dont nous avons hérité en matière de teintes.

Joseph Oberthur, - le petit-fils du fondateur, François-Charles Oberthur -  était également un dessinateur animalier d’exception. A croire que l’esthétique était ancré dans les gênes de la famille. Aujourd’hui encore, nous cherchons à cultiver ce sens de l’esthétique, et le mettons au service des cultures du monde entier.

Le principal site de production d’Oberthur Fiduciaire est ancré à Rennes, depuis plus d’un siècle et demi. Comment expliquer cette fidélité au territoire ?

Thomas Savare : Il faut voir dans toute entreprise, a fortiori séculaire, un écosystème qui s’est renforcé et enrichi au fil du temps et des expériences, et qui a densifié les interactions en son sein, comme avec son milieu. Une entreprise est un système humain ouvert, en interaction avec son milieu. Chercher à la déraciner pour la « transplanter » serait à mon sens une grave erreur. Cela affecterait la culture d’entreprise, diluerait son histoire et fragmenterait son identité. Au contraire, ce qu’exporte une entreprise comme Oberthur Fiduciaire, c’est aussi sa légende, son image de marque. L’entreprise fut fondée en Bretagne par François-Charles Oberthur et son petit-fils - Joseph Oberthur - est décédé en 1956 dans la maison familiale de Cancale, non loin de Rennes. Je suis convaincu que l’entreprise est « imprégnée » de cette histoire locale, et que cela concourt à inspirer nos collaborateurs !

Puisque vous faites référence à l’histoire : dans les années 60, Ceslaw Bojarski dit « le Cézanne de la fausse monnaie » était un faussaire reconnu pour contrefaire des billets de banque avec une remarquable précision. La contrefaçon est-elle véritablement une question de talent ?

Thomas Savare : Avec la montée en puissance des moyens informatiques, la démocratisation de moyens d’impression très performants et des outils de CAO, c’est de moins en moins une question de talent pur. Le temps des « artistes » qui travaillaient dans le fond d’un garage est révolu. Les faussaires se sont professionnalisés et organisés.  A tel point que derrière chaque réseau de faussaires, on trouve forcément des ingénieurs. C’est ce qui explique que nous cherchons en permanence à préserver une bonne longueur d’avance technologique.

La R&D tient donc une place essentielle dans votre métier ?

Thomas Savare : Nous dépensons environ 5% de notre chiffre d’affaires en R&D, en effet. Nous déposons régulièrement de nouveaux brevets couvrant les technologies que nous mettons en œuvre, en particulier dans deux champs de R&D : la sécurité (avec les technologies anti-scanner ou les patchs à effets optiques par exemple), et la durabilité du billet de banque.

Dans leurs appels d’offres internationaux, comment les banques centrales départagent-elles les candidats ? Les conditions d’attribution des marchés sont-elles toujours les mêmes ?

Thomas Savare : La qualité du design est l’un des principaux critères évalués par l’entité adjudicatrice. Mais c’est un critère éminemment subjectif, qui ne suffit pas en soi à déterminer la qualité d’une candidature. Ainsi, les technologies de sécurité intégrées, la durée de vie du billet ou sa composition entrent en jeu. On ne travaille pas uniquement la surface et la texture du billet : nous faisons également un travail en profondeur, sur la matière.

Pour bien comprendre les enjeux de ces appels d’offres internationaux, il faut se pencher sur l’origine du mot « fiduciaire », qui provient du latin fiducia, et signifie « confiance ». Cela reflète bien les contraintes opérationnelles des imprimeurs privés : les banques centrales font appel à des imprimeurs privés pour leur fournir un support qui véhicule un sentiment confiance, au-delà de sa simple valeur faciale. Ce n’est pas sans raison si le directeur d’une banque centrale appose toujours sa signature sur les nouveaux billets de banque lorsqu’ils sont mis en circulation.

D’ailleurs, outre les billets de banque, vous éditez également des documents sécurisés comme les registres civils, les timbres fiscaux ou les documents douaniers, entre autres. Parlez-nous de cette activité.

Thomas Savare : Effectivement, nous produisons de nombreux documents sécurisés pour les gouvernements. Cette activité aussi nous amène à travailler dans le monde entier, et particulièrement dans les pays émergents qui sont pour nous d’importants relais de croissance. Pour vous donner un exemple concret de cette activité, nous avons récemment participé au programme de sécurisation des documents cadastraux, fonciers et domaniaux pour l’Etat tchadien.

Quelles sont les relations opérationnelles que vous entretenez avec vos clients ?

Thomas Savare : En amont, elles commencent par l’attention très poussée que nous accordons à la compréhension des besoins du client. Ce discours peut paraître galvaudé, mais dans notre secteur il est fondamental de tenir compte de considérations culturelles, de contraintes de sécurité, des usages en vigueur… Nous avons la volonté d’offrir à nos clients des solutions sur-mesure, et c’est la raison pour laquelle nos équipes de R&D travaillent en étroite collaboration avec nos équipes commerciales dans la conception de l’offre.

Oberthur Fiduciaire réalise donc la quasi-totalité de son chiffre d’affaire à l’export. Diriez-vous que l’internationalisation est inscrite dans les gènes de l’entreprise ?

Thomas Savare : Elle l’est d’autant plus depuis 2013. L’année dernière, nous avons créé une joint-venture à Sofia, avec l’Imprimerie de la Banque Nationale Bulgare. Cette entité, que nous contrôlons à hauteur de 70%, est un investissement productif qui nous permet de soutenir la cadence de production et d’adresser de nouveaux marchés. En 2012, nous avons livré un volume record de 4,2 milliards de billets de banque. Historiquement, nous avons toujours détenu une position forte  en Europe. Aujourd’hui, nous réalisons d’importants efforts d’investissement sur les marchés émergents. Cela ne remet nullement en cause l’ancrage d’Oberthur Fiduciaire en France, qui représente plus de 800 emplois industriels. Je dirais même que notre performance conforte cet ancrage, car notre renommée à l’international doit beaucoup à la french touch que nous cultivons.

Comprenez-vous notre étonnement quant au fait que, pour assurer les conditions de votre croissance, vous avez extrait l’entreprise de la bourse en 2008 ? Etait-ce par crainte d’une OPA ?

Thomas Savare : Nous avons un rythme de croissance fort, mais stable. D’ailleurs, en dehors de quelques effets résiduels de la contraction du crédit, nous n’avons pas été impactés par la crise. En 2008, nous avons simplement estimé que la bourse ne répondait pas à nos besoins de financement. Cette décision n’a jamais été motivée par la crainte d’une OPA, puisque nous détenions déjà 70% du capital à l’époque.

La sécurisation du transport de fonds est un autre savoir-faire que vous avez développé à travers la filiale Oberthur Cash Protection. Est-ce là une stratégie de transversalité, afin de vous positionner en interlocuteur unique tout au long du cycle de vie du billet de banque ?

Thomas Savare : C’est plutôt par volonté d’exploiter pleinement notre potentiel technologique. Oberthur CP conçoit par exemple des valises piégées qui maculent les billets d’une encre spéciale en cas d’agression ou de vol. Nous étions naturellement prédisposés à développer cette technologie, au regard de notre expertise dans la fabrication de billets. Ces solutions connaissent un succès grandissant dans le transport de fonds et la protection des DAB, compte tenu de leur vocation dissuasive : ils font tout simplement disparaître les bénéfices du vol en rendant les billets inutilisables. Cette technologie est déjà très utilisée en France, et généralisée en Belgique où le transport de fonds fut longtemps en proie à de violentes agressions. Ces attaques de transport de fonds ont quasi disparu en Belgique de nos jours.

Quelles sont, selon vous, les qualités que doit avoir un dirigeant pour piloter efficacement une entreprise industrielle ?

Thomas Savare : Pour l’essentiel, il doit avoir une connaissance très fine des métiers et des process. A ce titre, l’actualité économique nous montre régulièrement que les conseils d’administration nomment d’anciens COO à des postes de CEO. Lorsqu’il accède aux responsabilités, il est souvent très bien placé pour transformer une stratégie en réalité opérationnelle.

Mais il doit aussi connaître l’entreprise, ses hommes et ses femmes, son héritage, ses compétences. Un cœur de métier est un précieux atout lorsqu’il est transmis de générations en générations, car il s’enrichit de l’expérience. Pour citer Nicolas Boileau : « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » ! C’est au prix de l’excellence que l’industrie française pourra continuer d’exister, et refléter à l’international la qualité de nos ingénieurs.